L’Allégorie de la tulipomanie : représenter la fleur sous forme satirique
Où que notre regard se porte, on est presque sûr d’y trouver une fleur. Couronnement d’une plante dans son jardin ou dans les parcs publics des villes, motif de robe estivale, de papier peint, d’accessoires, thème d’une chanson populaire, sujet d’une nature morte, icône de cinéma, ou végétal célébré par les poètes… La fleur occupe une place essentielle dans tous les milieux dans lesquels elle s’épanouit, de la nature à la sphère sociale.
L’objectif de cette série consacrée au sens des fleurs, qui se déclinera sous de nombreux formats, est de questionner le sens profond des fleurs, et de comprendre toutes les ramifications symboliques. Cette semaine, nous analyserons un tableau de Jan Bruehgel de Jeune, qui décompose le marché de la fleur lors de la crise de la tulipe de 1637.
La crise de la tulipe : un rappel des faits
A partir du XVIe siècle, les Provinces-Unies, ancien nom des Pays-Bas, vivent un véritable âge d’or grâce à leurs routes commerciales maritimes qui traversent le monde entier, et dont elles sont le centre. Une nouvelle aristocratie marchande s’est considérablement enrichie par l’avènement de ce nouveau commerce mondial.
Les nombreux échanges avec l’Orient sont l’occasion d’acheminer des marchandises précieuses, dont la tulipe, importée de Turquie, qui connaît aussitôt un engouement spectaculaire auprès des élites néerlandaises. On voit dès lors les tulipes fleurir dans les jardins privés, les traités savants se multiplier, et de nombreux aspirants botanistes hybrident les différentes variétés pour créer des sensations nouvelles.
Très vite se développe un marché spéculatif centré sur la vente de bulbes de tulipes dont le prix s’envole. Au plus fort de la la bulle, les bulbes de semper augustus, la variété la plus courue de tulipes, peuvent s’échanger pour des sommes astronomiques. L’économiste John Galbraith estimait que le prix d’un bulbe pouvait atteindre celui “d’un carrosse, de deux chevaux et des harnais qui vont avec”.
En 1637, le soufflet retombe brutalement, et le prix des tulipes s’effondre aussi rapidement qu’il avait enflé. Cette frénésie boursière, probablement le premier cas de l’histoire, est une occasion originale d’aborder la place des fleurs dans notre quotidien, et a tellement frappé les esprits qu’elle fut à l’époque l’objet de nombreuses critiques sur la vanité des passions humaines.
Une satire étonnante de Jan Brueghel le Jeune, Allégorie de la Tulipomanie, offre un aperçu détaillé et plein d’ironie sur cet épisode peu commun de notre histoire.
La représentation satirique de la société de l’époque
Le tableau présente une assemblée de singes portant tous des attributs humains et chacun affairés à des tâches qui peuvent paraître absurdes de prime abord.
Un mot pour commencer à propos de la présence des singes : s’il peut paraître étonnant à un spectateur contemporain, ce tableau s’inscrit dans un genre particulièrement en vogue dans les Flandres au XVIIe siècle, puis en France par la suite, dénommé “singerie”. Ces tableaux satiriques avaient pour objet de montrer du doigt la futilité des occupations humaines, comme le jeu de carte, ou ici le commerce de tulipes. La figuration simiesque permet de représenter l’homme, et surtout les aristocrates, sous un jour caricatural et grotesque afin de dénoncer leurs penchants et la vanité de leurs occupations.
Le tableau représente une succession de saynètes qui décomposent le processus de crise de la tulipe. Nous allons voir ensemble de quoi il retourne !
La décomposition du processus de vente de la tulipe
On retrouve dans ce tableau la mise en récit du processus de production, puis de vente des tulipes, parfaitement identifié dans des saynètes qui peuvent être prises isolément.
L'opulence
En haut à gauche du tableau, on voit un groupe de singes attablés semblant festoyer. Ce fragment du tableau est sans doute une mise en contexte sociale de l’époque : les Provinces-Unies, à leur apogée, se sont considérablement enrichies par le commerce maritime.
Cette situation d’opulence était sans doute un pré-requis indispensable pour que la crise de la tulipe ait lieu. Anne Goldgar émet l’hypothèse que cet enrichissement rapide a favorisé l’émergence d’un goût du risque et des jeux de hasard, qui ont sans doute accéléré la crise.
La culture des tulipes
Juste au-dessous de cette scène, on aperçoit deux singes entourant un jardin de tulipes. Celles-ci sont d’ailleurs représentées de manière très détaillées, puisqu’on peut apercevoir leurs marbrures, qui étaient précisément la raison de leur succès à l’époque.
Tandis que l’un des singes est occupé à arroser les fleurs, un second, tournant le dos au spectateur, semble affairé à une entreprise de rédaction. On peut raisonnablement supposer que second singe symbolise l’activité de catalogue : l’engouement provoqué par la tulipe pousse de nombreux experts à multiplier les hybridations. Chacune d’entre elles se voyait finement décrite de manière à ce que les aspirants spéculateurs puissent se renseigner au moment de l’achat.
Le négoce
Sur cette scène centrale, les singes sont représentés avec des attributs de l’élite, notamment leurs vêtements, mais aussi par l’épée ceinte au flanc de l’un des singes. On peut supposer que la poignée de main échangée symbolise la transaction. Le singe en habits jaunes tenant une tulipe dans une main et une bourse dans l’autre, est le témoin de cet échange.
On y voit également un singe portant des lunettes et absorbé par la lecture de ce qui semble être un catalogue. Ce personnage incarne sans doute la science se développant autour du commerce de la tulipe, où des experts, qu’on appelait alors fleuristes, s’étaient spécialisés dans la connaissance des différentes variétés et vendaient leurs conseils aux spéculateurs en herbe.
La pesée
Au-dessous de ce cortège, on distingue un singe effectuant une pesée de bulbes. La pesée était un moment important du circuit commercial des bulbes, prenant place dans les tavernes, devenues les épicentres du marché.
Le bulbe est mis en balance de ce qui semble être de l’or, symbolisant la place qu’occupait alors la tulipe dans l’échelle des produits de luxe, probablement équivalent à l’or lui-même. En tout état de cause, la pesée était un acte qu’on réservait habituellement aux métaux précieux.
La vente
Comme précisé plus haut, la vente se déroulait dans les tavernes, transformées pour l’occasion en place de marché miniature. Les bulbes de semper augustus pouvaient atteindre des sommes astronomiques, ce qui explique l’abondance de pièces d’or présentes sur la table.
Le défaut de paiement
Conséquence fâcheuse de la crise : lorsque les cours se sont écroulés, de nombreux spéculateurs se sont retrouvés en défaut de paiement, étant incapables d’honorer leurs engagements. Le personnage à la capuche noire (probablement un bonnet) figure sans doute un magistrat, et plus largement l’autorité judiciaire
Les autres personnages sont probablement de malheureux spéculateurs, attristés comme l’attestent les mouchoirs dans lesquels ils enfouissent leurs visages, n’ayant plus que leurs tulipes sur les bras.
Le conflit social
En arrière-plan, on distingue une bande de singes armés d’épées, qui semblent se faire face dans des postures offensives. Si la crise de la tulipe ne semble pas avoir déclenché d’affrontements physiques, Brueghel représente sans doute ici la dissension sociale née de la folie de la tulipe.
Le détournement de la valeur fondamentale de la fleur
En bas à droite du tableau, une scène plus saugrenue se déroule sous nos yeux : l’un des singes est représenté en train d’uriner sur des tulipes coupées qui gisent au sol. Cette scène est probablement une façon de souligner de manière comique le grotesque de la situation.
On pourrait pousser plus loin l’analyse : cette scène concentre le fond de la critique que Brueghel adresse à la société de son époque. Le seul singe qui regarde directement les fleurs les profane, dans une position où elles sont laissées à l’abandon.
Il est fort possible que cela signifie que la crise de la tulipe a détourné la haute société de l’atout essentiel des fleurs : leur beauté. Elles ne sont qu’une marchandise comme une autre, et une fois l’échange réalisé sous forme de bulbe, qu’importe qu’elle fleurisse ou non. Ravalée au rang de simple marchandise, tous les acteurs de ce drôle de commerce se détournent de la fonction esthétique de la fleur.
Le fait que presque aucun des singes ne regarde directement la tulipe est peut-être une façon d’indiquer que dans ce “commerce du vent”, les acheteurs ne voyaient jamais réellement les tulipes qu’ils achetaient sous forme de bulbe, et que c’était davantage les titres de propriétés qui se passaient de main en main dans les tavernes.
Une satire qui n’est pas isolée à l’époque
Il ne s’agit pas de la seule représentation picturale ironisant sur la crise de la tulipe, comme ce tableau anonyme datant à peu près de la même époque mettant en scène la pesée des oignons de tulipe.

Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle.
Dans une scène assez similaire à la scène de la pesée du tableau de Brueghel, ce qui semble être un fou tient une tulipe dans la main d’une couleur éclatante. Derrière le second personnage, on distingue une tulipe noircie, ce qui indique probablement que la fleur, corrompue par la spéculation autour de son commerce, a perdu de son éclat, qui est pourtant sa fonction fondamentale.

Flora’s Wagon of Fools: Allegory on the Tulip mania. Painted by Hendrik Gerritsz Pot, 1637
Un autre exemple remarquable est Le char des fous de Flore d’Hendrick Pot, peint l’année de l’éclatement de la bulle. On y aperçoit la déesse Flore tenant en ses mains des tulipes, accompagnés de trois personnages figurés comme des fous, buvant de l’alcool en référence aux tavernes où étaient vendues les tulipes, et délestant la foule qui s’empresse de son or. Le char est piloté par une femme aux deux visages, symbolisant la fausseté de ce marché.
Une satire toujours d’actualité ?
Aujourd’hui, cette satire peut prendre une résonance particulière. Quand on regarde la façon dont nous consommons les fleurs, sommes-nous réellement attentifs à ce que nous achetons ? N’a-t-on pas perdu des yeux la beauté véritable des fleurs ?
C’est justement parce que nous avons la sensation que les fleurs ne sont plus perçues à leur juste mesure que nous lançons un grand projet de recherches et d’expérimentations !Nous souhaitons regarder partout où l’on trouve des fleurs : dans la nature, dans l’architecture, sur les tableaux, dans les poèmes, sur nos vêtements.
Notre objectif : rassembler les différents fragments de sens, pour tenter de comprendre toutes les subtilités de ce que la fleur représente pour nous. Et pour ça nous avons besoin de vous !
Qui sommes nous ?
Sessile lutte pour l’indépendance des artisans fleuristes sur Internet. Fondé en 2019 par 6 amis, Sessile rassemble 500 fleuristes, engagés dans la transformation de la filière et permet déjà de livrer plus de 50% des Français. En brisant la logique de catalogue sur Internet, le réseau met en avant le savoir-faire de chaque fleuriste et contribue à faire vivre l’art floral. Les fleuristes peuvent faire vivre leur passion et conçoivent des bouquets plus créatifs car ils sont ainsi plus libres de proposer des fleurs de saison, des fleurs locales quand c’est possible.