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23.04.24

La tulipomanie : la fièvre des fleurs

Saviez-vous que la tulipe est à l’origine du premier krach boursier au monde ? Au-delà de son impact économique, la tulipomanie marque un tournant majeur en matière de perception des végétaux d’ornement. En effet, si les bouleversements financiers liés à la crise de tulipe de 1637 sont largement documentés, ses conséquences en matière de culture et de représentation artistiques sont moins connues, et pourtant essentielles à la compréhension de notre rapport aux fleurs. Petit tour d’horizon !

Pour introduire mon propos, je voudrais relater l’anecdote rapportée dans son livre par John Kenneth Galbraith”, sourit Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences en économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. “Alors qu’une cargaison de tulipes en provenance du Levant venait d’arriver dans le port d’Amsterdam, un jeune marin a croqué dans ce qu’il a pris pour un oignon rouge. Il ignorait qu’il s’agissait en réalité d’un bulbe de Semper Augustus, la variété de tulipe la plus prisée à l’époque, dont le prix était estimé à près de 3000 florins, ce qui équivalait selon Galbraith à l’acquisition d’un carrosse, de deux chevaux et des harnais qui vont avec !

L’épisode de la tulipomanie a été le creuset de nombreux récits, légendes et pamphlets. Il faut dire que cette histoire illustre toutes les grandeurs et les tentations de l’apogée hollandaise du XVIIe siècle : éveil scientifique à l’horticulture, intensification des échanges internationaux, querelles religieuses, remise en cause de la toute puissance du marché… Si les historiens semblent désormais s’accorder pour relativiser la portée financière de cet événement, il n’en demeure pas moins décisif dans la place que nous accordons aujourd’hui aux fleurs.  

Amsterdam “au coeur de l’économie-monde

Pour comprendre le terreau culturel, économique et social dans lequel la tulipomanie s’est déroulée, il n’est pas inutile de dresser un rapide panorama de l’Europe à cette époque. On assiste à l’émergence de métropoles qui s’enrichissent très fortement par le commerce, participant de fait à une “économie-monde” selon l’expression de Fernand Braudel. Les produits exotiques abondent, les liquidités aussi et nombreux sont les négociants qui tirent fortune de cette nouvelle organisation du commerce.

A ce titre, Amsterdam ne fait pas exception et devient même la plaque tournante du commerce mondial, notamment en raison de sa puissance maritime qui lui permet de sécuriser ses routes commerciales. Pour Fernand Braudel, Amsterdam est le centre du monde économique à partir de 1627, et pour près d’un siècle. La première raison en est, selon lui, son grand cosmopolitisme : elle devient le refuge des marchands d’Anvers, chassés après le siège de la ville en 1585, puis des juifs chassés d’Espagne et du Portugal et pour les Huguenots persécutés en France. Amsterdam est alors une métropole ouverte au libéralisme naissant, car multiculturelle. 

La ville devient le premier port commercial du monde, accueillant des marchandises provenant des quatre coins de la planète. “Amsterdam est alors le sanctuaire de l’esprit capitaliste – de la spéculation, des profits et des pertes” selon l’anthropologue Jack Goody. La ville s’appuie sur la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oostindische Compagnie) fondée en 1602, dont l’influence politique est considérable comme le note Fernand Braudel : “le commerce est absolument libre, on ne prescrit absolument rien aux marchands, ils n’ont d’autres règles à suivre que celle de leurs intérêts

La nature même du pouvoir politique dans les Provinces Unies du XVIIe siècle semble expliquer en partie pourquoi le commerce y est aussi florissant : d’abord parce que la population y est majoritairement urbaine contrairement au reste de l’Europe, mais surtout parce que l’Etat y est limité, laissant une large part des décisions publiques à une riche caste de marchands

Une fièvre qui gagne peu à peu toutes les sphères sociales

Très vite, les négociants amstellodamois s’emparent de la tulipe venue de Turquie pour en faire commerce ; les tulipes ottomanes ont été rapportées du Levant par Ogier Ghislain de Busbecq, diplomate flamand auprès de la cour de Soliman le Magnifique. Par la suite “marchands et hommes d’affaires les conduisent à leur tour vers les jardins des courtisans, des savants et des banquiers d’Anvers, de Bruges et d’Augsbourg dans les années 1560”, note Jack Goody. En somme, toute l’élite intellectuelle et économique des Provinces Unies est inondée de bulbes de tulipes. 

Elle connaît ensuite une popularité fulgurante auprès des différentes cours européennes. “Depuis son arrivée en Europe au siècle précédent grâce aux Turcs qui l’ont ramenée d’Asie, la tulipe marque l’opulence et la cour de Louis XIII en a fait un must des gens fortunés. Elle représente la richesse, un certain esprit cosmopolite, c’est la dépense qui signale que l’on est au-dessus du reste de la société” comme le souligne Christian Chavagneux

Nous sommes au XVIIe siècle dans une période de grand commerce où les aristocraties marchandes s’enrichissent considérablement et où les produits exotiques, notamment du Levant, sont introduits massivement en Europe. La tulipe a été l’un des atours de richesse extérieure dont se sont parés les jardins et les maisons des élites”, confirme l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyrane. “La tulipomanie sera d’abord le fait d’un réseau restreint de grosses fortunes urbaines, de quelques artisans qualifiés, avocats, chirurgiens, docteurs, notaires” développe Christian Chavagneux.

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D’un marché réservé aux amateurs de fleurs et aux esthètes, les acteurs se diversifient progressivement et le marché de la tulipe attire de plus en plus d’aventuriers désireux de faire fortune rapidement. Reproduction intensive, croisements divers : des fleurs toutes neuves ouvrent leurs pétales, et donnent le départ d’une spéculation colossale, dont les riches négociants ne sont pas les seuls responsables, mais la population toute entière”, détaille Jack Goody. Pire, selon l’économiste John Kenneth Galbraith “aucun individu doué d’ouverture d’esprit ne jugea pouvoir rester hors course

Les tavernes hollandaises deviennent les places fortes de cette nouvelle économie de la fleur, comme celle de Wouter Winkel à Alkmaar, ancien tenancier s’étant lancé dans le commerce de tulipes. Les ventes s’y déroulent sous forme d’enchères, qui aujourd’hui encore continuent à caractériser la vente de fleurs, comme à Aalsmeer. “Le marché s’est développé dans le cadre de « collèges », des ventes aux enchères formelles et informelles organisées dans des tavernes”, écrit Christian Chavagneux dans son ouvrage. Les tavernes font office de marchés informels où les fleuristes se rencontrent pour commercer. Les bulbes sont pesés comme on pèse les métaux précieux comme le montre le tableau ci-contre (Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle, Musée des beaux-arts de Rennes).

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Pourquoi un tel engouement ?

Un élément ayant fortement participé à la folie spéculative, c’est un certain “goût du risque” selon Anne Goldgar, dans une société hollandaise qui connaît son Siècle d’Or économique et se prend de passion pour le pari. Le risque est aussi une composante essentielle de la tulipe, dont il est alors impossible de deviner la couleur avant sa floraison. Cette caractéristique a sans doute participé à sa grande popularité, car comme le signale l’historienne Christine Velut : “l’attrait exercé par cette fleur tient moins à ses formes qu’au mystère qui préside à la distribution des couleurs sur ses pétales

Les tulipes les plus prisées à l’époque étaient atteintes d’une déformation consécutive à la présence du polyvirus qui provoque des marbrures blanches sur leurs pétales, anomalie qui les rendaient particulièrement précieuses aux yeux de l’aristocratie européenne. “Certaines tulipes présentaient une malformation d’origine virale affectant les bulbes, et se traduisant par la présence de marques blanches sur les pétales” détaille Valérie Chansigaud. Or, il était impossible de savoir avant la floraison si le bulbe acheté était atteint du polyvirus, ajoutant une nouvelle incertitude lors de l’acquisition d’un bulbe.

Au-delà de la valeur intrinsèque de la tulipe, c’est donc la possibilité de reproduire cette malformation qui était précieuse, car elle était très incertaine. “Ce qui rendait les tulipes malformées plus dignes d’intérêt, c’était précisément l’incertitude quant à la reproduction des bulbes atteint de la malformation” poursuit l’historienne. 

Quand la passion tourne à l’emballement

A quel moment parle-t-on alors de spéculation ? “La spéculation survient lorsque l’imagination populaire se fixe sur quelque chose d’apparemment nouveau dans le domaine du commerce et de la finance”, selon l’économiste américain John Kenneth Galbraith. En l’occurrence, le bulbe de tulipe, à l’instar des épices et des métaux précieux, s’est chargé d’une symbolique de richesse et d’opulence qui a largement contribué à la fièvre qu’il a suscité.

La crise de la tulipe est sans doute le premier épisode d’euphorie financière attesté dans l’histoire”, avance Jézabel Couppey-Soubeyran. En effet, la demande est telle que les prix s’envolent et provoquent une bulle spéculative. “Pour comprendre l’idée de bulle, il faut avoir en tête l’image d’une bulle de savon, qui enfle sans rien enlever à sa fragilité et finit par éclater” détaille l’économiste. “On assiste à la création d’une bulle spéculative lorsque l’écart entre la valeur fondamentale d’un actif et sa valeur d’échange sur le marché grandit de manière cumulative. Fatalement, comme les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, la pression finit par retomber”.

Assiste-t-on dès lors à un phénomène qui dépasse le cadre de la raison ? Selon l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, ce comportement économique, aussi démesuré qu’il paraisse, est parfaitement rationnel. “Cet épisode de tulipomanie, comme on l’a baptisé, démontre qu’une bulle peut se former sur à peu près n’importe quel bien ; en revanche, cela ne veut pas dire que cela s’opère de manière irrationnelle”. En effet, les acheteurs anticipent de pouvoir vendre ce qu’ils achètent à des prix toujours plus hauts. “Si des acteurs économiques sont prêts à acheter un bulbe de Semper Augustus pour le prix d’un carrosse, c’est qu’ils anticipent le fait de pouvoir le revendre plus cher, donc que les prix vont continuer d’augmenter”, détaille-t-elle. 

Le calendrier de floraison à l’origine de la crise

Le calendrier de floraison de la tulipe a également été déterminant. Celle-ci sort en effet de terre entre juin et septembre, ce qui limitait très largement les périodes d’achat et entravait l’essor d’un marché régulier. “On passe commande à partir de l’automne, quand les bulbes sont plantés, et on paie à partir de l’été, quand les fleurs sortent et que le client peut vérifier que ce qu’il achète correspond à sa commande, précise Christian Chavagneux.  Or, comme il était impossible de prévoir le résultat de la floraison, notamment la présence du polyvirus, s’est développé une forme de marché à l’aveugle, qui a grandement participé à la naissance de la crise.

Cette composante est à l’origine du développement de nouvelles pratiques financières. Christian Chavagneux cite notamment deux innovations en la matière : la première est la vente au poids et non à l’unité pour tenter d’avoir un prix plus juste, la seconde est la possibilité d’acheter le bulbe en terre, avant sa floraison. Emerge alors une double spéculation, comme le signale Jack Goody : “On ne spécule pas seulement sur des couleurs imprévisibles, mais aussi sur des prix imprévisibles”.

Cette seconde innovation a eu pour effet de développer l’usage de billets d’effets, présidant l’émergence d’un marché à terme. Pour le dire simplement, l’acheteur s’engage à payer la somme ultérieurement, soit à la floraison de la tulipe une fois l’été venu. Concrètement, ce n’est donc plus le bulbe de tulipe en soi que l’on achète, mais le billet à effet, ce qui change la nature du commerce de la tulipe. Comme le démontre Christian Chavagneux, on assiste dès lors à l’avènement du “commerce du vent” (windhandel). 

Dès lors, les prix commencent à grimper subitement et sans corrélation avec la valeur intrinsèque des fleurs. “Si l’on aimait beaucoup les plus exceptionnelles de ces fleurs, on aima vite encore plus la hausse des prix que leur beauté et leur rareté imposaient” écrit notamment John  Kenneth Galbraith.

Christian Chavagneux estime ainsi qu’un bulbe de tulipe pouvait être vendu pour plus de 5000 florins (guilders). “De 5 200 guilders en 1636, le prix d’un seul bulbe de Semper Augustus (NDLR : la variété de tulipe la plus populaire à l’époque) passa à 10 000 guilders en janvier 1637 au plus fort de la spéculation, soit l’équivalent de 102 000 euros aujourd’hui”, détaille-t-il. 

C’est finalement en février 1637 que la bulle éclate, provoquant le premier krach boursier de l’histoire ; Christian Chavagneux mentionne que les prix des bulbes ne trouvant subitement plus preneurs, leurs prix se sont effondrés de 90 %, précipitant la fin de ce marché spéculatif.

L’origine d’un enthousiasme durable pour les fleurs

Au-delà de l’impact financier de la crise, la tulipomanie a été l’occasion de découvertes botaniques majeures, et l’introduction de ces espèces dans les jardins des Provinces Unies a donné lieu à une littérature scientifique féconde. La correspondance nourrie entre Ogier Ghislain de Busbecq et Charles de l’Ecluse, botaniste flamand considéré comme le père de l’horticulture, en est un élément déterminant.

Botaniste, Charles de l’Ecluse (ou Clusius) se livre à de nombreuses expérimentations et croisements pour obtenir de nouvelles variétés de tulipes, dont la grande richesse de couleur participent au succès. Il est en quelque sorte le précurseur de la culture moderne des fleurs. “C’est par ses manipulations sur les diverses variétés de tulipe que l’horticulture hollandaise s’affirme réellement aux yeux du monde” selon l’anthropologue Jack Goody. Une horticulture que même la crise de la tulipe n’a su mettre à mal, puisque Galbraith note qu’il y eut “un seul adoucissement [à la crise] : la culture de la tulipe se poursuivit en Hollande, et de vastes marchés s’ouvrirent finalement pour les fleurs et les bulbes”, préfigurant ainsi la morphologie actuelle du marché mondial des fleurs.

Clusius contribue par ailleurs très fortement à l’attrait du grand public européen pour les fleurs ; selon l’historien Mike Dash, c’est par exemple lui qui crée le jardin botanique de l’université de Leyde, où de nombreuses variétés de fleurs exotiques sont montrées au public. La généralisation des jardins botaniques permettent aux Européens de découvrir des variétés nouvelles, dont beaucoup sont encore aujourd’hui de grands succès en boutique, comme le jasmin ou l’anémone. 

On voit se développer les traités savants liés à la tulipe et à ses variétés, consolidant encore la connaissance que les botanistes ont de la fleur. On peut citer celui de Clusius, mais aussi celui de Parkinson. Preuve supplémentaire de l’engouement pour la tulipe, ce dernier identifie près de 140 variétés présentes dans les jardins anglais en 1629, comme le rapporte Jack Goody dans son ouvrage La Culture des fleurs.

Au-delà de cette connaissance agrégée par les savants de l’époque, on voit se développer de nouveaux professionnels de la fleur, désormais bien connus aujourd’hui : les fleuristes (bloemisten en hollandais) ! Ces acheteurs de fleurs agissent à l’époque comme des intermédiaires entre les producteurs et les acheteurs, plus semblables aux grossistes que nous connaissons aujourd’hui. 

Très rapidement, ils prennent une importance considérable au sein du marché, comme le résume Christian Chavagneux : “En contact avec de nombreux horticulteurs, ils pouvaient offrir une variété plus grande de fleurs”. L’émergence des fleuristes a contribué à étendre le champ du savoir pratique en matière de fleurs au XVIIe siècle, et à diversifier l’offre de fleurs à laquelle les acheteurs avaient alors accès.

Une crise limitée d’un point de vue financier, mais décisive en matière de représentations

Dans ses travaux, Anne Goldgar relativise largement l’impact économique de la crise, et souligne que les financiers hollandais auraient en réalité plutôt bien absorbé ses conséquences. La légende noire de la tulipomanie serait en grande partie exagérée par la fulgurance du phénomène et par un discours religieux ultérieur fustigeant l’accumulation sans frein de richesses, dont un pamphlet anonyme de 1637 qui aurait été repris sans recul par certains observateurs, en particulier le romancier Charles Mackay en 1841, soit près de deux siècles après l’éclatement de la bulle. 

Selon lui, la secousse provoquée par la chute brutale des prix aurait laissé de nombreux marchands dans le dénuement. “Des marchands opulents furent réduits à une quasi-mendicité, et plus d’un représentant d’une noble lignée vit les destinées de sa maison irrémédiablement ruinées”. Malgré le récit frappant de Mackay, les historiens estiment aujourd’hui que son témoignage est très largement romancé et sujet à caution. 

Dans les faits, Anne Goldgar émet l’hypothèse que comme les sommes n’étaient pas réellement versées entre les différents acteurs du marché, peu d’entre eux ont en réalité perdu de l’argent. La raison en est que les pouvoirs publics se sont très vite dégagés de la responsabilité de ces marchés, en ouvrant la voie à des conciliations de gré à gré. 

Selon elle, la plupart des litiges ont donc trouvé leur résolution à l’amiable, moyennant le versement de 3,5 % du prix d’achat, ce qui était relativement favorable aux acheteurs. Une thèse que semble accréditer Galbraith, précisant que “ceux qui s’étaient engagés par contrat à acheter à des prix énormément gonflés manquèrent massivement à leur parole”.

En revanche, si les effets de la crise d’un point de vue financier auraient été plus limités que ne le relate Mackay, ses répercussions sur la sphère sociale sont indéniables. Dans une société fortement tributaire du commerce, la crise de la tulipe a contribué à affecter les rapports de confiance entourant les transactions. Selon Anne Goldgar, c’est tout le système de valeurs néerlandais qui se trouve remis en cause à l’époque, ce qui explique en partie le retentissement de cet épisode dans la postérité. 

L’art lui-même atteste du choc provoqué par la folie de la tulipe. On trouve de nombreuses représentations de tulipes dans les tableaux de vanités, représentations artistiques très en vogue au XVIIe siècle et symbolisant l’orgueil humain se réfugiant dans dans des objets futile, en particulier aux Pays-Bas. Christine Velut mentionne ainsi que la tulipe “symbolise idéalement la brièveté de la vie et la vanité des biens. On en retrouve ainsi une représentation sur le tableau de Philippe de Champaigne (Philippe de Champaigne, Vanitas ou Allégorie de la vie humaine, 1646, musée de Tessé au Mans).

On peut aussi évoquer le tableau de Jan Brueghel le Jeune de 1640 représentant de manière allégorique l’épisode de la tulipomanie, où tous les acteurs du marché naissant sont représentés sous les traits de singes, illustrant l’inconséquence réputée des acheteurs. Cette satire est révélatrice des considérations morales entourant la crise.

Au-delà de la riche satire artistique liée à la tulipomanie, les puritains réformés ont vu dans cet épisode une matière inépuisable pour critiquer les mœurs de leur époque. Jack Goody résume ainsi la situation : “ce fut une heure faste pour les puritains, qui stigmatisaient l’accumulation de richesses et le luxe de ce nouveau commerce. Derrière cette accusation morale, assiste-t-on à une première remise en question du fonctionnement du marché ? C’est en tout cas l’hypothèse formulée par l’anthropologue anglais : “cet accident avait force de symbole pour le capitalisme financier et les iniquités liées à la sauvagerie du marché”.

Une fièvre encore évocatrice de nos jours

Le débat public a connu une résurgence de l’intérêt pour la crise de la tulipe, souvent utilisée comme une analogie pour évoquer un marché particulièrement volatil et en proie à une spéculation incontrôlée. Anne Goldgar constate qu’à chaque fois qu’une bulle spéculative voit le jour, la convocation de la tulipomanie est un automatisme, comme pour la bulle Internet ou la crise de subprimes. Plus récemment, de nombreux spécialistes des marchés financiers, ont par exemple qualifié les crypto-monnaies de nouvelles “tulipes” pour souligner l’absence de régulation et l’engouement suscité par ces nouveaux produits : c’est notamment le cas de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France.

La crise de la tulipe, par la vive passion qu’elle a suscité, a profondément questionné la société hollandaise à propos de son rapport à la valeur. Pourtant, bien qu’elle se soit exercée de manière pour le moins sauvage, son héritage en matière de perception des végétaux d’ornements est indéniable. En se diffusant à travers toutes les couches de la société, elle a contribué à démocratiser l’intérêt des européens pour les fleurs, qui n’étaient plus seulement réservées aux élites. 

Par ailleurs, l’intérêt poussé pour la tulipe a charrié son lot d’innovations scientifiques qui ont abouti à la naissance de l’horticulture moderne.Enfin, elle a montré à quel point les fleurs ont un pouvoir évocateur puissant, illustrant à merveille la place si particulière qu’elles occupent dans les relations sociales. 

 

Louis Savatier

Bibliographie 

Ouvrages

> Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme xve-xviiie siècle, tome 3 : Le Temps du monde, Armand Colin, Paris, 1986

> Valérie Chansigaud, Une histoire des fleurs, entre nature et culture, Delachaux, Paris, 2014

> Christian Chavagneux, Une brève histoire des crises financières. Des tulipes aux subprimes, Paris, La Découverte, 2013

> Mike Dash, Tulipomania : The Story of the World’s Most Coveted Flower and the Extraordinary Passions It Aroused (La Tulipomanie, histoire de la fleur la plus convoitée et des passions extraordinaires qu’elle a suscitées), Londres, Gollancz, 1999

> John Kenneth Galbraith, Brève histoire de l’euphorie financière, Seuil, Paris, 1992

> Anne Goldgar, Tulipmania: Money, Honor, and Knowledge in the Dutch Golden Age, University of Chicago Press, Chicago, 2007 

> Jack Goody, La culture des fleurs, Seuil, Paris, 1994

Articles universitaires

> François Fourquet, “Villes et économies-mondes selon Fernand Braudel”, Les Annales de la Recherche urbaine, 1988

> Christine Velut, “« L’opinion changée quant aux fleurs » ? Les historiens et la « culture des fleurs » : un terrain par trop délaissé”, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2000

Iconographie

> Anonyme, La vente des oignons de tulipe, XVIIe siècle, Musée des beaux-arts de Rennes

> Jan Brueghel le Jeune, Allégorie de la Tulipomanie, 1640

> Philippe de Champaigne, Vanitas ou Allégorie de la vie humaine, 1646, musée de Tessé au Mans

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Sessile lutte pour l’indépendance des artisans fleuristes sur Internet. Fondé en 2019 par 6 amis, Sessile rassemble 500 fleuristes, engagés dans la transformation de la filière et permet déjà de livrer plus de 50% des Français. En brisant la logique de catalogue sur Internet, le réseau met en avant le savoir-faire de chaque fleuriste et contribue à faire vivre l’art floral. Les fleuristes peuvent faire vivre leur passion et conçoivent des bouquets plus créatifs car ils sont ainsi plus libres de proposer des fleurs de saison, des fleurs locales quand c’est possible.